Je croyais savoir jusqu’où j’étais capable d’aller. J’avais mes limites, mes règles, mes repères. Et puis elle est arrivée. Camille.
C’était une rencontre presque banale. Un bar à cocktails à Bordeaux, un soir de pluie. Elle avait ce regard tranquille, une assurance silencieuse qui me piquait dès qu’elle se taisait. On a parlé. D’art contemporain, de roman noir, de corde. Oui, de corde. Sans gêne. Comme on parlerait de cuisine ou de voyages. Elle m’a dit : « Tu aimes dominer ? »
J’ai répondu que j’avais pratiqué, oui. Que j’aimais diriger, contenir, encadrer le plaisir. Elle m’a souri. Pas un sourire tendre. Un sourire déjà un peu carnassier.
« Moi j’aime qu’on m’explore jusqu’à ce que je casse. Tu crois que tu peux faire ça ? »
J’ai souri à mon tour. Prétentieux. Inconscient.
Au début, c’était doux. Classique. Menottes, bandeaux, jeux de respiration. Elle se laissait faire avec une docilité parfaite. Trop parfaite.
La première alerte, c’était un matin, après une nuit où je l’avais laissée attachée, nue, allongée sur le sol froid de mon salon pendant près de deux heures. En revenant, je l’ai trouvée en pleurs. Je me suis précipité. Elle a posé ses doigts sur mes lèvres.
« C’était magnifique. Je n’ai jamais été aussi loin. Refais-le. Plus longtemps. »
J’ai senti une fente s’ouvrir en moi. Minuscule. Une fissure dans mon assurance.
Elle me provoquait. Souvent. Dans les gestes, les mots. Elle me racontait ses fantasmes les plus noirs. Se faire trainer par les cheveux. Etre brûlée, marquée, offerte. Elle voulait que je l’utilise. Que je ne l’écoute plus. Que je l’efface.
Je disais non. Elle souriait. Et j’acceptais.
La première marque, je l’ai faite un soir d’été. Un « W » dessiné à la cire, juste sous son sein gauche. Elle a hurlé. Puis elle a ri. D’un rire presque enfantin. J’ai eu la nausée. Elle m’a embrassé. Longtemps. Et m’a dit :
« Si tu t’arrêtes maintenant, je ne pourrai plus te faire confiance. »
Je suis devenu un autre. Ou peut-être moi-même, plus profondément. Nous avons joué dans des clubs, des sous-sols, des chambres d’hôtels éphémères. Elle acceptait tout. Demandait toujours plus. Un jour, elle m’a supplié de la laisser ligotée une nuit entière, dans un entrepôt abandonné.
J’ai dit non. Elle m’a quittée du regard. Et je l’ai fait.
Ce soir-là, j’ai attendu dehors. Une heure. Deux. Quand je suis entré, elle était transfigurée. En transe. Tremblante. Une étoile dans les yeux. Elle s’est blottie contre moi, nue, sale, sublime.
« Tu comprends enfin, non ? C’est à ce point-là que je veux vivre. »
Je l’ai aimée, à cet instant, plus que jamais. Et j’ai su que je ne tiendrais pas. Que j’étais en train de franchir, moi aussi, mes propres limites.
Quand elle m’a demandé de la suspendre par les poignets au-dessus du vide, dans une grange vide, j’ai dit stop. Elle n’a rien répondu. Elle a baissé les yeux. Et a murmuré :
« Alors je trouverai quelqu’un d’autre. »
Je l’ai fait. Une dernière fois. Avec la corde. Le harnais. Les poulies. Le silence. Et la peur.
Elle a joui. Longtemps. En criant mon nom. Et en tombant.
Je ne l’ai plus jamais revue. Mais je me suis revu, moi. En miettes. En lambeaux de certitudes. Et étrangement plus vivant que jamais.
Je ne sais pas si je l’ai dominée. Peut-être est-ce elle qui m’a soumis.