Je ne sais plus exactement à quel moment j’ai perdu le fil. Le fil de ce qui m’était permis, tolérable, concevable. Peut-être était-ce ce soir-là, dans la galerie humide de Saint-Malo, entre les murs décapés, face à cette femme nue qui ne cillait pas.
Elle était exposée. Littéralement. Debout sur une estrade de bois brut, les bras liés derrière la nuque, les jambes ouvertes par une barre d’écartèlement fixée à ses chevilles. Une lumière blanche ruisselait sur sa peau d’albâtre. Elle ne bougeait pas. Pourtant tout en elle vibrait. Ce n’était pas de la souffrance, ni de la peur. C’était autre chose. Une tension. Une offrande silencieuse.
J’avais le souffle court. J’étais venue par curiosité. Une amie m’avait soufflé l’adresse, en chuchotant, avec ce demi-sourire complice qu’on se partage entre femmes de bon goût quand on sait que l’on franchit une ligne invisible. « Tu verras, c’est… troublant. Mais très esthétique. »
Je n’avais pas prévu d’être dérangée à ce point.
C’est en quittant la salle que je l’ai croisé. Marcus. L’artiste. Il m’a souri. Lentement. Il m’a dit : « C’est la première fois que vous venez, non ? »
J’ai hoché la tête. Il m’a regardé comme s’il savait déjà.
J’avais 42 ans. Divorcée depuis huit mois. Prof de lettres, trop longtemps rangée. Le désir ? Une parenthèse, entre deux insomnies. Le corps ? Un outil que je supportais, rarement que j’habitais. Et puis il y a eu cette nuit-là. Et la suivante.
Trois jours après la performance, Marcus m’a proposé de me revoir. Il voulait parler « d’art vivant », disait-il. J’ai accepté. Il a commandé un vin blanc très sec. M’a observé en silence pendant de longues minutes. Puis il a posé sa question, comme une flèche douce et directe :
« Avez-vous déjà été regardée ? Entièrement ? »
Je n’ai pas compris tout de suite. Ou plutôt si, j’ai compris, mais j’ai fait semblant de ne pas. Il n’a pas insisté. Il m’a simplement laissé sa carte.
J’ai appelé deux jours plus tard.
La première fois, ce fut presque chaste. Il m’avait donné rendez-vous dans une boutique à Nantes, un concept-store design. J’avais reçu une tenue préparée pour moi : une robe noire, fluide, fendue jusqu’à la hanche. Pas de lingerie.
« Viens sans culotte. Légère. Disponible. »
J’avais eu chaud aux joues. Mais j’y étais allée.
Dans la cabine d’essayage, il y avait un miroir sans tain. Je l’ai su plus tard. Pendant que j’enfilais la robe, je sentais quelque chose. Un frisson. Comme un regard qui me traversait.
Je me suis mise face au miroir. J’ai soulevé lentement la robe. J’ai vu mon sexe dans la glace, dénudé, légèrement entrouvert. Et j’ai rougi.
Mais je n’ai pas baissé la robe.
Je l’ai regardée longtemps.
Et j’ai senti monter une chaleur insoupçonnée. Une onde lente et profonde, comme un retour à moi.
Notre deuxième entrevue eut lieu dans un bar à vin, en fin d’après-midi. Marcus m’avait donné une oreillette discrète, reliée à son téléphone. Je devais porter une jupe légère et ne rien en dessous. J’étais assise à une table en terrasse, face à la rue animée, une coupe de crémant à la main.
Il me guidait par chuchotements :
« Croise les jambes. Doucement. Laisse ta cuisse nue apparaître. Retiens ton souffle. Maintenant, décris-moi ce que tu ressens. »
Je murmurais mes réponses. J’avais peur. J’avais honte. Et j’étais trempée. L’excitation me submergeait par vagues. Chaque regard d’un passant m’arrachait une contraction intérieure.
À un moment, il m’a ordonné d’écarter les genoux. Juste un peu. Une brise a soulevé le tissu. Un serveur m’a fixé une seconde de trop. Je suis devenue écarlate. J’ai joui quelques instants plus tard, en silence, en feignant un soupir de satisfaction banal.
La troisième rencontre fut nocturne. Un jardin public. Une clairière au cœur d’un parc, presque vide. Il m’avait demandé d’attendre nue sous un trench-coat, les yeux bandés. Quand j’ai senti la corde autour de mes poignets, je n’ai pas résisté.
Il m’a attachée à un tronc. M’a murmurée que je serais seule. Ou pas. Que peut-être quelqu’un viendrait. Ou pas. J’étais suspendue à cette incertitude.
J’ai entendu des pas. Plusieurs. Des voix, des rires étouffés. Puis des silences. Des souffles proches. Un doigt a glissé sur ma hanche. Un autre sur mes lèvres. Je tremblais de peur. D’envie. J’ai mouillé mes cuisses d’un jet irrépressible.
Quand il m’a détachée, je me suis effondrée dans ses bras. Il ne m’a pas parlé. Il m’a tenue longtemps. J’avais basculé.
Lors du vernissage suivant, Marcus m’a proposée comme œuvre vivante. Peinte d’or et de noir, nue, les bras levés, offerte au centre d’un cube de verre. Les invités étaient avertis. Ils pouvaient entrer. Me frôler. Me caresser. Me tester.
La salle était pleine. Je ne voyais rien. Seulement des formes, des reflets, des frissons. Une main sur ma hanche. Une langue dans mon cou. Des souffles. Des murmures : « Elle est magnifique. »
Je n’ai pas joui tout de suite. J’ai attendu. Je suis montée lentement. Très lentement. Comme une marée montante. Et puis je me suis effondrée. Les jambes fléchies, le dos cambré, les muscles tendus comme un cri muet.
Je n’avais jamais connu ça. Une jouissance sans contact direct. Offerte. Volée. Sublimée.
Après, Marcus m’a lavée. Doucement. Il a essuyé la peinture, les traces, les sueurs. Il m’a couverte d’un drap chaud, puis a allumé une cigarette qu’il n’a pas fumée.
« Tu sais que tu ne reviendras plus en arrière ? »
Je l’ai regardé. J’ai souri. Et j’ai dit :
« Je ne veux pas. »