Salomé

A contemplative mood captures a resting woman's serene and introspective moment.

Premiers Dérèglements

Première nouvelle de la série « Frissons »

Je suis sur scène.
Et c’est là que tout commence.

Lumières tamisées, velours bordeaux, respiration feutrée du public. Ils sont soixante-quatorze ce soir. Je les ai comptés. Comme toujours. Le contrôle, ça commence par là. Compter, doser, ressentir la salle, ses pulsations invisibles.

La pièce est une mise en abyme : une femme qui se dérobe, qui fuit, qui joue. Autoportrait involontaire. Ou presque.

Je suis Salomé. Quarante et un ans. Comédienne, metteuse en scène, maîtresse d’orchestre de mes propres vertiges.

Et ce soir, il est là.

Rang 3, fauteuil central. Un homme seul, veste anthracite, jambes croisées avec la nonchalance de ceux qui savent déjà qu’ils dérangent. Il ne bouge pas. Ne rit pas. Ne cligne pas. Il regarde.

Pas moi, non. Il regarde en moi. Comme s’il lisait le texte qui se cache derrière mon texte. Comme s’il savait.

Je joue mieux quand quelqu’un devine.

Il est reparti. Sans un mot. Sans applaudissement appuyé. Il s’est levé au dernier noir et a disparu.

Mais il reviendra. Je le sais.

Le lendemain, je m’installe dans les gradins pour les répétitions. Mon assistante parle, les comédiens se plaignent, le décor se modifie. Je suis ailleurs.

Le régisseur vient me chercher. Il dit qu’un homme m’attend. Dans la salle vide. Rang 3.

Il est là.

— Vous ne rejouez pas ce soir, dit-il. C’est dommage.
— Vous êtes venu pour la pièce ?
— Je suis venu pour vous.

Je devrais sourire, lever un sourcil, ironiser. Je ne fais rien.

— Vous contrôlez tout, n’est-ce pas ? dit-il.
— Je mets en scène.
— Justement. Et si vous laissiez quelqu’un d’autre écrire la scène suivante ?

Il me tend une carte. Juste un mot écrit à la main : Studio L, jeudi, 20h.

Il me regarde. Pas comme on regarde une actrice. Mais comme on observe un animal qui feint d’être domestiqué.

Je le laisse partir. Je ne sais pas encore si je vais y aller.

Je vais y aller.

Je suis en retard volontaire. J’ai enfilé une robe que je ne porte jamais : trop fendue, trop ouverte. Trop moi ce soir. Je veux contrôler ce que je perds. Je veux offrir ce que je n’admets pas vouloir donner.

Le « Studio L » est un ancien atelier de photographie reconverti en salle de répétition privée. À peine la porte franchie, le silence m’aspire. Il est là. Et d’autres. Trois silhouettes anonymes dans la pénombre. On ne me dit rien. On m’installe. Un fauteuil, un verre de vin, une consigne :

— On va improviser. Tu ne dis rien. Tu ressens.

Je pourrais partir. Je reste.

Une femme s’approche. Brune, droite, lente. Elle ne parle pas. Elle me frôle, inspecte, mesure. Ses mains touchent ma nuque, effleurent mon poignet, défont un bouton de ma robe sans un mot. Rien de vulgaire. Juste une sorte de permission implicite.

— Respire, dit-elle enfin.
— C’est quoi, cette scène ?
— Celle que tu ne peux pas écrire.

Je suis nue.

Je n’ai pas enlevé mes vêtements. Ils l’ont fait. Progressivement. Un à un. Chacun a pris quelque chose. Une manche, une chaussure, un mot. Ils m’ont dépouillée comme on effeuille une mémoire.

Je suis assise. J’ai froid. Et chaud. On me regarde comme une actrice, mais sans texte à réciter.

Et puis il arrive.

Celui du rang 3.

Il s’avance, pose une main sur mon menton. Me redresse le visage. Me dit :

— Tu vas te taire. Me regarder. Et ne pas cligner des yeux.

Et il commence.

Il ne me touche pas d’abord. Il m’ordonne de me décrire. De dire ce que je ressens. Ce que j’imagine qu’il fera. Il veut des mots. Pas les miens de metteuse en scène. Les vrais. Les crus. Ceux que je n’écris jamais.

Je parle. Je bafouille. Ma voix tremble. Il sourit.

Ses mains glissent le long de mes cuisses. Il m’écarte. Je suis nue et offerte et consciente de tous les regards. On ne me viole pas. On me révèle.

Je mouille.

Et je le dis.

À voix haute. On m’écoute. Et je jouis dans ce silence-là. Ce silence collectif qui me regarde devenir autre.

Il y a eu la caresse. Puis la fessée. Juste trois coups. Nets. Symboliques. Pour dire : « Ce corps ne t’appartient plus. » Et j’ai dit oui sans le dire.

Ils m’ont rhabillée. Lentement. Comme une enfant après la mer.

Il n’y a pas eu de sexe. Pas encore.

Mais tout est là. En suspend. En attente. En moi.

Je rentre chez moi.
Je suis seule.
Je n’ai rien à raconter.
Et pourtant, je me sens pleine.
Déjà pleine d’eux.

Et surtout d’un manque que je ne savais pas désirer.

La prochaine fois, ils m’attacheront.

Mais ça, je ne le sais pas encore.

Les Règles du Jeu

Deuxième nouvelle de la série « Frissons »

Il m’avait dit qu’on m’attacherait.

Je l’ai attendu pendant cinq jours.

Cinq jours à rejouer la scène dans ma tête. La chaise, le regard, la voix qui m’a dit : « tu ne clignes pas des yeux ». Et moi, docile. Moi, tremblante. Moi, mouillée devant un public silencieux, complice, obscène.

Depuis, j’écoute les silences comme des ordres.

Le message est arrivé un mercredi, à 10h03. Juste un mot : « Prête ? »

Je n’ai pas répondu. Pas tout de suite. Pas par coquetterie, mais parce que j’étais déjà nue en esprit. Et qu’une femme nue n’a pas besoin de répondre.

J’ai fini par taper simplement : « Oui. Dis-moi où et comment. »

Le lieu était un ancien manoir transformé en espace de création. En réalité, un labyrinthe. Pas un de ces clubs aseptisés où l’on joue à se soumettre entre deux cocktails. Non. Ici, il y a des portes sans poignée, des murs qui chuchotent, des rideaux trop lourds pour ne pas cacher quelque chose. L’endroit même est une promesse. Ou une menace.

Je me suis présentée à 19h. J’avais reçu des consignes : pas de maquillage. Pas de sous-vêtements. Une robe noire, fluide. Et un bandeau dans le sac.

Quand je suis arrivée, ils m’ont bandé les yeux avant même de dire bonsoir.
On m’a conduite par la main. Le contact était doux, presque affectueux. Des mains féminines. Je crois. Peut-être.

On m’a fait m’agenouiller. On m’a murmuré à l’oreille :
— À partir de maintenant, tu ne parleras que si on te le demande. Sinon, tu perds ta voix. Et tu perds ton nom. Tu es Elle.

Elle. Je suis Elle. Une troisième personne de la première. Un effacement grammatical. J’ai hoché la tête. Obéissante.

On m’a attachée. Lentement. Une corde qui glisse sur la peau comme un doigt tremblant. Chaque nœud est une ponctuation. Chaque respiration m’ancre dans un récit que je ne connais pas encore.

On m’a fait me lever, les poignets liés devant. Puis on m’a laissé seule. Ou je l’ai cru.

Car j’ai entendu les pas.
J’ai senti les regards.
Et j’ai compris que j’étais un spectacle.

On m’a déshabillée sans me toucher.

Un souffle sur ma nuque. Une voix d’homme :
— Dis ce que tu ressens.
— J’ai chaud. J’ai peur. J’ai envie.
— Où ?
— Entre les cuisses. Et dans la gorge.

Silence. Puis des mains. Pas les siennes. Une femme cette fois. Elle me caresse comme on explore un territoire encore vierge.

— Tu es mouillée, dit-elle.
Je hoche la tête. Elle rit.
— Tu vas l’être davantage. Tu n’as encore rien vu.

Je suis suspendue. Bras au-dessus de la tête, chevilles fixées à un écartement inconnu. J’entends le froissement d’un cuir. Une boucle qu’on referme. Un zip. Et cette phrase :

— Voici la règle numéro un : ce que tu ressens est à nous. Ce que tu dis appartient au silence. Ce que tu es… tu vas l’oublier.

Et la main tombe.

Un premier coup. Léger. Juste un appel. Puis un second, plus sec. Mes seins ballotent. Mon souffle s’emballe. La douleur est un signal, pas un obstacle. Elle m’ancre. Me nettoie. Me convertit.

On me pénètre sans pénétrer.

Ils jouent avec ma peau. Avec ma respiration. Ils me testent. M’exposent. M’explorent. Ils me regardent ouvrir les jambes sur commande, sans honte, sans nom. Ils me disent :

— Règle numéro deux : le plaisir ne t’appartient plus. Tu le donnes. Tu l’offres. Il est à eux.

Et ils me désignent. Des inconnus. Derrière des voiles. Je ne les vois pas. Mais je les sens. Je suis nue dans leur bouche avant même qu’ils m’aient touchée.

Je jouis. Deux fois. Peut-être trois.

Je ne sais plus.

Je suis Elle.

Ils me détachent. Me portent. Me lavent. Me rhabillent.

Un homme s’approche, me remet un miroir. Je vois mon visage : froissé, dilaté, vivant.

Et une marque.

Un léger trait rouge, sous ma clavicule gauche.

Il dit :
— Règle numéro trois : maintenant, tu reviens. Et tu joues. Tu montes sur scène. Mais toi seule sauras que ce n’est plus toi qui tiens le rôle principal.

Je suis rentrée en taxi. Sans dire un mot.
J’ai pris un bain. Long. Tiède. Je me suis caressée. Lentement.
J’ai bandé mes yeux avec le foulard noir.
Et je me suis donnée à moi-même.

Mais c’était déjà eux.

Et dans la boîte à lettres, ce matin, une enveloppe. Pas de timbre. Pas de nom.

Juste une page.

Un mot écrit à la main :
« Prochaine étape : les autres toucheront. Et tu les supplieras. »

Je la replie.

Et je souris.

Offerte

Troisième nouvelle de la série « Frissons »

Je n’ai plus peur.
Ou plutôt : la peur fait partie du rituel, maintenant.
Comme l’humidité entre mes cuisses. Comme le silence.

Il y a eu la corde.
Il y a eu les coups.
Il y a eu le regard.

Aujourd’hui, il y aura les autres.

Je suis arrivée à l’adresse sans poser de questions.
Un manoir en bord de forêt, à l’orée de la Normandie. Le genre d’endroit qui inspire les contes. Et les cauchemars.

On ne m’a pas accueillie avec des mots. Juste un geste. Une main qui prend la mienne. Une servante, peut-être. Elle est nue sous sa cape.

Je la suis. Les couloirs sont obscurs. Les murs épais. L’humidité a l’odeur du cuir et du vieux bois.

On me conduit dans une pièce circulaire. Une ancienne bibliothèque. Les étagères sont pleines de livres de théâtre, de philosophie, de manuels anciens. Et de chaînes. Comme si le savoir et la soumission n’étaient qu’un seul et même livre.

Il est là. Celui du rang 3. Il ne me parle pas. Il me fait un signe.

Je m’agenouille.

Ils m’ont fait apprendre un texte. Trois phrases à réciter nue, les poignets liés derrière le dos :

« Je suis prête à être offerte.
Je sais que je n’ai plus de rôle.
Je me donne comme on sacrifie ce qu’on chérit. »

Je les ai prononcées. Lentement. Les yeux dans les siens. Ma voix tremblait un peu. Mais c’était de hâte, pas de doute.

Ils étaient huit. Peut-être dix. Je n’ai pas compté.

Des hommes. Des femmes. Masqués. Déguisés. Drapés. Un théâtre d’ombres.

Ils sont venus un à un. Toucher. Frôler. S’agenouiller près de moi. Respirer ma peau.

Certains ont parlé à mon oreille.
D’autres ont léché l’intérieur de mes cuisses, comme on goûte un vin rare.
Un homme a pleuré en caressant ma gorge.

Je suis restée immobile.

Je n’étais plus Salomé.
J’étais l’Offrande.

Le premier qui m’a prise l’a fait sans un mot.

Il m’a soulevée. Posée sur une sorte d’autel de pierre. Mon dos froid, mes reins cambrés.
Il m’a pénétrée lentement, sans chercher à me séduire.
Juste pour m’habiter.

Et j’ai aimé ça.

Pas pour l’orgasme.
Mais pour le fait que ce plaisir n’était plus le mien.

J’étais le réceptacle.
Et chaque gémissement qu’on arrachait à ma gorge était une victoire pour eux.

Je suis venue. Plusieurs fois.
Je n’ai pas crié.
J’ai souri.

Ils m’ont lavée. À genoux. Dans une bassine d’eau chaude et d’huiles.

Ils ont chanté. Une langue ancienne. Ou imaginaire.

On m’a séchée avec des étoffes noires.
Puis couchée dans un lit de velours.
Seule. Enfin.

Et dans le noir, une voix :
— Tu n’as pas encore tout donné.

Je n’ai pas répondu. Je n’avais plus besoin de mots.

Mais j’ai ouvert les jambes. Lentement.
Et j’ai tendu les bras, paumes vers le ciel.

Je me suis réveillée à l’aube.
Dans la même pièce. Nue.

À côté de moi, une boîte. En bois laqué.

À l’intérieur :
— Un collier de cuir, marqué d’un S.
— Un petit carnet noir.
— Une nouvelle carte :
“Tu es prête. Nous t’attendons à Venise.”

Je souris. Je suis debout. Le matin s’infiltre entre les rideaux.
J’ai mal aux cuisses.
J’ai faim.
J’ai envie qu’on me ferme la bouche avec deux doigts gantés.

Je regarde le collier.
Et je me dis que je pourrais le mettre.

Pas pour eux.

Pour moi.

Salomé n’est plus une actrice.

Elle est devenue le texte.

Et elle sait déjà qu’elle ne rentrera pas tout de suite.

La suite arrive bientôt…

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