Claire

A captivating and sensual black and white portrait of a woman in a moody setting.

L’inconnu des mots

Première nouvelle de la série « Lettres interdites »

Claire avait toujours eu le dernier mot. C’était sa posture, sa carapace, son art. Professeure de littérature comparée à l’université de Rennes, spécialiste de Barthes et de Bataille, elle dissertait sur les mots comme d’autres prêchaient la foi. Elle décodait, analysait, traduisait. Et pourtant, depuis quelque temps, un trouble sourd l’effleurait. Une sensation d’inachevé, d’inexploré. Elle avait tout compris, sauf ce qu’elle ressentait.

C’est un matin d’octobre, gris comme un vers de Valéry, que le premier message arriva. Une lettre anonyme, glissée entre les pages de son exemplaire de Lettres à une inconnue qu’elle consultait au cinquième étage de la BU. L’écriture était soignée, d’une encre noire légèrement baveuse, comme si la main qui avait écrit avait hésité à chaque mot.

« Vous décortiquez les textes comme on dépouille un fruit. Mais saurez-vous vous abandonner au suc qu’ils cachent ? Laissez-vous lire. »

Elle eut un frisson, d’abord agacé, puis presque flatté. Elle, Claire, cible d’un jeu d’auteur anonyme ? Elle crut d’abord à une plaisanterie d’étudiant. Mais il y eut une deuxième lettre, trois jours plus tard. Et une troisième. Chaque fois, les mots s’insinuaient un peu plus en elle. Ils désarmaient son intelligence pour ne parler qu’à sa peau.

Les messages prirent de l’assurance. Ils étaient parfois des fragments de poésie, parfois de simples phrases impératives :

« Ne portez pas de dessous demain. Vous comprendrez. »

Elle obéit. Incrédule d’abord, fébrile ensuite. Toute la journée, elle sentit sous ses jupes l’air libre et le regard des autres, comme une caresse invisible. Elle eut chaud. Elle eut honte. Elle eut envie.

Et le soir même, une enveloppe l’attendait sur son paillasson.

« Vous avez bien joué. Vous apprendrez vite. Sentez comme le manque vous rend présente. »

Elle s’assit sur le carrelage, tremblante. Jamais un homme n’avait posé la main sur elle de cette façon. Mais cette voix, cette plume, c’était pire. Elle ne savait rien de lui. Et il savait tout d’elle.

La lente descente s’accéléra. Chaque lettre était un pas vers l’abîme. Il exigeait parfois qu’elle se touche, dans un lieu précis. Une fois, dans une cabine d’essayage. Une autre, dans le silence d’une salle de séminaire, entre deux interventions.

Il ne signait pas. Il ne posait pas de question. Il dictait.

Claire tenait un journal, à la fois pour comprendre et pour céder. Elle notait chaque mot reçu, chaque réaction. Mais les phrases devenaient de plus en plus floues. Les mots glissaient, comme des draps trop lisses.

Elle désirait sans objet. Elle attendait sans fin. Elle désirait l’attente elle-même.

Un jeudi, il la convoqua.

« Vendredi. 19h. Chambre 312. Hôtel Atlantique. Vous serez nue sous votre manteau. Vous frapperez trois fois. »

Elle faillit renoncer. Elle n’en dormit pas. Elle imagina des pièges, des dérives, des humiliations. Mais elle y alla. Parce que ne pas y aller était devenu plus intolérable que la peur elle-même.

La chambre était tamisée, silencieuse. Il n’était pas là. Juste une note sur le lit.

« Allongez-vous. Fermez les yeux. Ne parlez pas. »

Quand il entra enfin, elle reconnut l’odeur avant la voix. Un parfum discret, boisé, mêlé d’une trace de tabac froid et de cuir ancien. Il ne dit rien. Il la toucha. Lentement. Comme un texte qu’on relit. Il la marqua, d’abord par ses gestes, ensuite par ses mots.

Il murmura :

« Tu sais traduire tant de langues. Sauras-tu entendre celle de ton propre corps ? »

Ce soir-là, Claire se perdit. Ou plutôt, elle se trouva dans la perte.

Elle n’a plus revu son visage. Il disparaît toujours avant qu’elle n’ouvre les yeux. Il laisse des marques, des lettres, parfois des objets.

Un collier de cuir. Une plume. Une clef.

Elle vit toujours, enseigne toujours. Mais elle n’est plus la même. Chaque soir, elle attend. Non pas l’homme. Mais le mot. Celui qu’elle ne choisira pas. Celui qui la retournera.

Claire, qui avait toujours eu le dernier mot, sait maintenant que le vrai pouvoir est dans celui qu’on reçoit, et qu’on laisse entrer.

Et elle sait qu’elle n’en est qu’au début.

La jouissance interdite

Deuxième nouvelle de la série « Lettres interdites »

Elle aurait pu s’enfuir. Après cette nuit à l’hôtel Atlantique, Claire aurait pu fuir ce vertige, refermer le chapitre, retrouver la sécurité de ses livres, de ses cours, de son appartement trop bien rangé. Elle aurait pu. Mais elle ne l’a pas fait.

Depuis, il n’y eut plus de rendez-vous. Juste des signes. Des instructions. Des défis. Elle les guettait comme d’autres attendent le retour de l’être aimé. À ceci près qu’elle ne l’avait jamais vu.

Presque.

Un mardi de novembre, alors qu’elle corrigeait des copies dans le hall du musée des Beaux-Arts, elle sentit un regard. Une présence. Légère, flottante. Elle leva les yeux. Un homme se tenait au fond, entre deux colonnes. Beau sans l’être vraiment. Élégant sans effort. Le regard fixe. Et quand elle le fixa à son tour, il disparut dans la foule.

Ce soir-là, une lettre l’attendait dans sa boîte.

« Tu m’as vue. Tu n’étais pas censée. C’était une erreur. Une promesse. Ce que tu ressens n’est rien. Ce que tu feras, en revanche, comptera. »

Suivait une liste.

Un manteau rouge. Des bas noirs. Pas de culotte. Une date. Une heure. Un lieu : la médiathèque. Claire sentit une chaleur lui monter au ventre.

« Tu t’assiéras dans l’aile nord. Tu croiseras les jambes. Lentement. Tu liras Justine. Et tu attendras. Il est interdit de jouir. »

Elle obéit. Elle était devenue cela : une femme qui obéit à un inconnu.

Le silence de la médiathèque avait quelque chose d’indécent ce jour-là. Elle sentait le regard des autres, ou peut-être les imaginait-elle. Elle croisait et décroisait les jambes avec la lenteur d’une courtisane désœuvrée. Sous sa jupe, la moiteur lui collait aux cuisses. Elle lut les premières pages de Justine, mais ne comprit rien. Les mots devenaient des pulsations, les phrases des soupirs.

À un moment, elle releva la tête. Il était là. Adossé à un pilier. Il la fixait.

Et puis il secoua très lentement la tête. Non.

Elle frémit. Une décharge. Il était là, et il lui refusait même cela : le soulagement.

Il partit.

Claire eut envie de pleurer. De se donner. De se perdre.

Et elle reçut un texto. Le premier.

« Tu es belle quand tu retiens. Rentre. Et touche-toi. Mais ne jouis pas. »

Elle courut presque. Elle referma la porte de son appartement, se jeta sur son lit. Sa main glissa sous la jupe encore humide. Son sexe battait comme un cœur indépendant. Elle se caressa. Elle pensa à lui. À son regard. À l’interdit. Elle voulait jouir.

Et elle ne le fit pas.

Une heure passa. Puis deux. Puis trois. Et enfin, une autre enveloppe.

« Tu n’as pas joui. Tu apprends. Demain, tu recommenceras. Mais tu le feras dans le train. En face d’un inconnu. Tu porteras un plug. Et tu n’auras pas le droit de jouir. »

Claire devint une femme fendue par l’attente. Par le manque. Par le désir contenu.

Le train vers Quimper. 14h13. Elle s’assit face à un homme d’une cinquantaine d’années, concentré sur un roman policier. Le plug en elle battait comme un tambour silencieux. Elle croisa les jambes. Elle mordit sa lèvre. Elle se toucha, à peine, du bout des doigts, sous son écharpe. Un souffle. Un soupir. Le regard de l’homme se leva, inquiet, peut-être troublé.

Elle fit comme si de rien n’était. Et elle ne jouit pas.

Les jours suivants, les défis s’enchaînèrent. Des toilettes d’une librairie. Une allée sombre dans un parc. Un ascenseur d’hôtel.

Chaque fois, elle obéissait. Chaque fois, elle attendait qu’il soit là. Chaque fois, il n’y était pas.

Elle finit par ne plus savoir si elle le faisait pour lui, ou pour l’ombre qu’il projetait en elle.

Et puis, un matin, une dernière lettre. Glissée sous sa tasse au café où elle corrigeait ses copies.

« Aujourd’hui, tu vas désobéir. Tu vas jouir. Mais il faudra que ce soit visible. Que quelqu’un te voie. Que ce soit une offrande. »

Elle ferma les yeux. Son cœur battait vite. Elle savait où. Elle savait comment.

Une robe moulante. Pas de sous-vêtements. Elle retourna à la médiathèque. Là où tout avait commencé.

Elle s’installa. S’ouvrit. Lentement. Elle mit sa main sous sa robe. Elle se caressa, cette fois sans crainte. Elle jouit. Silencieusement. Dans un spasme discret. Sous les yeux d’un homme qui feignit de lire mais ne tourna pas une seule page.

Elle rentra. Une dernière enveloppe l’attendait.

« Tu m’as désobéi. C’était prévu. Là commence la vraie soumission. Tu es prête. La prochaine fois, je te toucherai. Ou pas. Tu ne sauras pas. Mais tu ne m’oublieras plus. »

Claire déposa la lettre sur son bureau. Elle souriait. D’un sourire qui ne lui appartenait plus tout à fait.

Elle venait de jouir. Et ce n’était qu’un début.

L’obscurité offerte

Troisième Nouvelle de la série « Lettres interdites »

Ce matin-là, Claire se réveilla avec le corps léger et l’esprit trouble. Comme si la nuit avait été peuplée de soupirs qu’elle n’avait pas prononcés. La lettre était là. Posée sur le rebord de sa fenêtre, contre toute logique. Elle ne chercha plus à comprendre.

« Tu m’as assez attendu. Ce soir, tu viendras. Mais tu ne verras rien. Tu porteras un masque. Tu n’auras pas le droit de parler. Tu seras nue, sauf un manteau noir. Chambre 108, hôtel du Port. 22h00. Tu entreras. Tu t’agenouilleras. Et tu m’attendras. »

Elle aurait pu dire non. Elle aurait pu dire oui. Elle ne dit rien. Elle y alla.

La chambre était dans une aile reculée de l’hôtel. Tout sentait le cuir ciré, le silence, l’attente. Claire entra, ferma la porte, retira son manteau. Elle frémit. L’air était froid. Le parquet, sombre et nu, résonnait à peine sous ses pieds nus.

Un masque noir reposait sur le lit. Elle l’attacha. Puis elle s’agenouilla. Mains sur les cuisses. Front légèrement incliné. Comme une offrande qui ne sait pas ce qu’elle promet.

Le temps passa. Lentement. Peut-être une heure. Peut-être moins. Elle n’entendit pas la porte s’ouvrir. Mais elle le sut. Par l’odeur, encore. Ce mélange de bois et de cuir. Par le silence qui se modifia. Elle ne bougea pas.

Il fit le tour. Lentement. Comme un prédateur autour de sa proie immobile. Mais il ne la toucha pas.

Pas encore.

« Tu veux voir. Tu veux comprendre. Mais le plaisir n’a pas besoin d’yeux. Il n’a besoin que d’abandon. Ce soir, tu ne jouiras pas. Tu recevras. Et tu apprendras. »

La voix était grave, sans accent. Claire sentit sa gorge se serrer. Elle sentit aussi l’humidité remonter entre ses jambes.

Il ne la toucha pas.

Il lui fit tendre les mains. Et dans ses paumes, il posa des objets. Une corde. Froide. Une plume. Douce. Une bande de satin. Une boule de verre. Et enfin, une goutte. Un liquide chaud, épais. Son doigt effleura le menton de Claire. Il le laissa là. Suspendu.

« Goûte. »

Elle ouvrit la bouche. Lentement. La langue accueillit la trace. Salé, intime, étranger.

Il riait. Doucement. Pas moqueur. Plus cruel que cela : il riait comme un homme qui sait.

Le jeu dura. Elle sentit ses pas. Sa respiration. Son souffle contre son oreille. Mais il ne la désira pas. Il ne la prit pas. Il ne lui demanda rien de ce qu’elle aurait voulu donner.

« Tu crois désirer être prise. Mais ton vrai plaisir est dans l’attente. Dans l’exposition. Tu es belle quand tu trembles. Quand tu t’oublies. Tu n’es pas faite pour jouir. Tu es faite pour recevoir le plaisir des autres. Et le garder. »

Il s’approcha enfin. Elle sentit son sexe contre son visage. Près. Trop près. Elle sentit l’odeur. Le prélude. Elle n’eut pas le temps de réfléchir.

Il jouit sur son visage.

Sans qu’elle n’ait jamais pu le voir.

Il recueillit une goutte du doigt. La glissa entre ses lèvres. Elle aspira. Elle déglutit sans protester

Il murmura encore :

« Ce n’était pas pour toi. Mais tu l’as porté. Tu es à moi maintenant. Tu peux partir. Quand tu veux. Mais tu reviendras. »

Claire resta ainsi, nue, masquée, le visage encore marqué, longtemps après son départ. Elle ne pleura pas. Elle ne sourit pas. Elle ne pensa pas.

Elle garda. En elle. Ce moment.

Et sut que ce n’était pas une fin.

Mais l’entrée.

La suite arrive bientôt…

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